Avec de nombreux chefs d'Etat et de gouvernements étrangers, le roi Albert et la reine Paola assistent, le 11 janvier 1996, à un service solennel à la cathédrale Notre-Dame de Paris à la mémoire de François Mitterrand, président de la République française entre 1981 et 1995. Le roi Baudouin l'appréciait beaucoup et avait été très touché par sa visite privée lors de son hospitalisation à Paris pour des problèmes cardiaques au début des années 90.
Dans son discours de Nouvel An 1996 au palais royal, Albert II suggère aux autorités politiques de rapprocher l'école et l'entreprise : "Cela suppose l'ouverture de l'éducation sur le monde du travail. Il est important que l'entreprise soit impliquée dans l'effort de formation, non seulement de ses salariés mais aussi des jeunes et des adultes qui n'ont pu réussir dans les systèmes traditionnels d'éducation. Récemment, à Bruxelles, j'ai pu entendre les responsables d'une importante société d'électricité m'informer des programmes d'insertion de jeunes chômeurs qu'ils avaient développés avec succès dans leur entreprise. Enfin, le développement de la coopération entre établissements d'éducation et entreprises peut se réaliser par l'apprentissage. J'ai pu constater, en Allemagne, combien l'apprentissage en alternance donnait des résultats intéressants".
Au cours de l'année 1995, Julie et Mélissa disparaissent à Grâce-Hollogne. La famille de Mélissa Russo écrit plusieurs lettres au Palais, afin de demander une aide financière pour de nouvelles campagnes d'affichage et l'accélération de l'enquête qui tournait en rond. Les conseillers du Roi leur répondent inlassablement qu'il fallait faire confiance en la gendarmerie et la police, et que l'asbl Les Oeuvres de la Reine n'accorde des dons que sur base d'un rapport d'un service social (C.P.A.S. p.ex.). Les Russo sont déçus du manque de soutien du Palais.
Suite à ces demandes, Albert II envoie une lettre personnelle aux parents de Julie et Mélissa le 29 janvier 1996 : "La Reine et moi venons d'exprimer aux parents du petit Nicolas toute notre joie de le savoir à nouveau confié à leur tendresse. Mais dans le même temps, nous pensons à vous qui attendez si ardemment le retour de Julie et Mélissa. Ayant nous aussi des enfants, nous pouvons imaginer et comprendre la souffrance qui est la vôtre. C'est de tout coeur que nous partageons votre espérance. Profondément touchés par la cruelle épreuve qui frappe votre foyer, nous vous souhaitons de garder courage et espoir".
Condamné à quinze ans de travaux forcés en septembre 1994, un pédophile de plus de 80 ans bénéficie d'une grâce royale après seulement quinze mois de détention. Apprenant qu'il était revenu habiter à 5,8 km de la maison de sa victime, sa famille décide d'alerter l'opinion publique en février 1996.
Les réactions ne se font pas attendre. Bien que la grâce royale ait été proposée et contresignée par le ministre de la Justice Stefaan De Clerck, la majorité des critiques s'adressent au chef de l'Etat. Claude Lelièvre, délégué général aux droits de l'enfant, et Marie-France Botte, qui lutte contre la prostitution en Asie, s'étonnent de la signature du Roi, lui qui avait souhaité les recevoir personnellement en 1994 suite à leur pétition contre la pédophilie. Le député Didier Reynders interpelle à la Chambre le premier ministre Jean-Luc Dehaene. Celui-ci lui avoue ne pas être au courant, les grâces royales dépendant du ministère de la Justice.
Durant le premier semestre de 1996, Albert II reçoit en audience Chris De Stoop (journaliste qui avait attiré l'attention du roi Baudouin sur les problèmes de la prostitution), le Révérend Père Johnny De Mot (président de l'asbl Pag-Asa et de l'asbl Adzon qui s'occupent des victimes de la traite des êtres humains) et Marie-France Botte. Le 28 mars, le Roi se rend à l'asbl Pag-Asa, où il participe à une réunion de travail sur l'accompagnement social des victimes de la traite des êtres humains et discute avec plusieurs d'entre elles.
A l'occasion de la fête nationale 1996 (avant le déclenchement de l'affaire Dutroux), le souverain octroie le titre de baronne à Marie-France Botte. Quelques mois plus tard, celle-ci connaît quelques déboires judiciaires sur la gestion de son association et descend de son piédestal médiatique qu'elle occupait depuis les événements d'août 1996. Elle n'a pas renvoyé le document solennel comportant le choix des armoiries que le Roi doit alors signer pour que sa faveur entre en vigueur. Marie-France Botte ne peut donc pas porter le titre de baronne...au grand soulagement du Palais.
Albert II évoque les tensions communautaires dans son discours de la fête nationale 1996 : "Quant à la préoccupation du citoyen par rapport à l'évolution institutionnelle de l'Europe et de notre pays, il faut bien constater qu'elle est nourrie surtout par le regain de certaines formes de nationalisme. Notre pays a opté résolument pour le fédéralisme, tant sur le plan européen que dans notre propre constitution révisée de 1993. En Europe, cette volonté fédérale implique l'obligation d'action commune, là où la nature des problèmes l'impose et le respect de la diversité.
En Belgique, le choix fédéral, qui implique le rejet de toute forme de séparatisme, explicite ou larvée, n'est pas dicté par un certain conservatisme. Nous devons bien comprendre pourquoi il est important de préserver et même de renforcer notre vie en commun tout en respectant l'identité propre de chacun. L'histoire a tissé entre les habitants de toutes nos régions et communautés de très nombreux liens personnels, familiaux, culturels, économiques. Ce tissu est d'une très grande richesse humaine. Des valeurs communes ont été développées ensemble qui appartiennent aujourd'hui au patrimoine de chacun de nous.
Ces liens, ces valeurs contribuent à fortifier notre ouverture naturelle, notre tolérance et notre accueil de l'autre. Vouloir couper ces liens créerait beaucoup de souffrances et nous appauvrirait non seulement économiquement, mais aussi humainement et culturellement.
Par contre, en montrant que des populations de cultures différentes peuvent vivre harmonieusement dans un système fédéral, nous participons à un projet exemplaire pour l'Europe et pour le monde. Nous apportons alors la preuve qu'un équilibre est possible entre la nécessaire union et le respect de la diversité. Le maintien de la diversité culturelle de notre pays constitue un grand atout et un exemple pour l'Europe. En défendant la cohésion du pays, nous témoignons de notre volonté d'ouverture, nous nous inscrivons dans un projet d'avenir qui refuse le retour aux nationalismes étriqués du passé.
Dans ce contexte-là, je veux aussi souligner le rôle unique et positif que Bruxelles se doit de jouer comme trait d'union. C'est à l'occasion de notre fête nationale de 1984 que le roi Baudouin rappelait opportunément, et je le cite : "Bruxelles, capitale de la Belgique, de deux de nos communautés, et de l'Europe, a une vocation naturelle pour unir et accueillir" (fin de citation). Aujourd'hui, cette vocation demeure plus importante que jamais et nous devons tout faire pour l'encourager. Ici également, il s'agit de promouvoir les valeurs d'ouverture aux autres et de tolérance".
Dans ce discours, le Roi évoque aussi la situation économique : "Plus de 10% de la population active est en chômage en Europe et dans notre pays. Ce phénomène engendre une crainte chez les jeunes qui se demandent si les efforts qu'ils auront consentis durant leurs années d'études leur permettront de trouver un travail correspondant à leur formation. J'ai senti cette préoccupation tant au nord qu'au sud en visitant des bureaux de chômage à Beveren et à Jodoigne (...) L'inquiétude par rapport au chômage doit, au niveau individuel, inciter chacun à perfectionner sa formation et sa qualification, donc ses chances de trouver un emploi. Au niveau collectif, une action concertée encouragera l'éducation tout au long de la vie, elle exprimera aussi une priorité à l'emploi plutôt qu'à l'accroissement des rémunérations et s'efforcera d'introduire plus de flexibilité dans l'organisation du travail et une meilleure répartition du temps de travail. Enfin, favorisons résolument toutes les initiatives qui luttent contre la dualisation de la société, notamment les entreprises sociales. Une formation adéquate ainsi qu'une politique dynamique et solidaire de l'emploi doivent diminuer l'inquiétude par rapport au chômage".
Il fait ensuite la transition avec le racisme : "Lorsque les difficultés économiques s'accumulent, la peur de celui qui est autre augmente. Refusons alors de voir cet autre à travers des stéréotypes, des images fausses et démagogiques. Encourageons sans cesse l'intégration, combattons énergiquement les égoïsmes collectifs qui cherchent à rejeter la cause des difficultés sur l'autre et réfutons les arguments simplistes qui veulent semer la crainte".
Le 15 août 1996, les enquêteurs découvrent dans une cave de Marcinelle Sabine (kidnappée le 28 mai à Kain) et Laetitia (kidnappée le 9 août à Bertrix) saines et sauves. Aussitôt éclate l'affaire Dutroux, du nom du propriétaire de la maison et bourreau des deux jeunes filles. Deux jours plus tard, on retrouve dans une autre propriété de Marc Dutroux les corps de Julie et Mélissa, disparues le 24 juin 1995 à Grâce-Hollogne. Enfermées plusieurs mois à Marcinelle, elles sont mortes de faim et manque de soins avant d'être enterrées à Sars-la-Buissière.
L'émotion submerge le pays tout entier : les émission de télévision et de radio sont remplacées par des flashs spéciaux et de la musique classique, des Belges apposent un crêpe noir sur l'antenne de leur voiture ou mettent le drapeau national en berne, des pétitions commencent à circuler, des centaines de personnes partent à Grâce-Hollogne pour déposer des fleurs devant la maison de Mélissa et se recueillir au funérarium.
Le Palais publie le 20 août un communiqué faisant part de la tristesse des souverains. La presse le considère comme trop tardif et reproche au couple royal de ne pas revenir de leurs vacances à Châteauneuf-de-Grasse. En fait, le Roi et la Reine auraient exprimé le souhait de revenir en Belgique, mais le premier ministre leur aurait dit par téléphone qu'il ne couvrirait pas cet acte et qu'il resterait, lui, en vacances en Sardaigne. Jean-Luc Dehaene n'avait pas mesuré l'ampleur de l'émotion, considérant l'affaire Dutroux comme un simple fait divers. Souhaitant ne pas créer une crise de méfiance entre le gouvernement et lui, le Roi serait resté contre son gré dans le sud de la France.
Le Palais annonce ensuite la présence d'un représentant du Roi aux funérailles télévisées de Julie et Mélissa à la basilique Saint-Martin de Liège. Les parents refusent cette venue. On évoque le protocole qui veut que l'aide de camp d'Albert II assiste à la cérémonie dans le choeur, arrive le dernier dans l'église, et parte le premier, ce qui ne plaisait guère aux parents souhaitant reléguer les personnalités présentes au second plan. Ils reprochaient aussi au Roi la grâce royale accordée à un pédophile et son manque de soutien concret au cours de la recherche de leurs filles.
Face à la première grande crise de leur règne, comment Albert et Paola allaient-ils faire pour se retrouver en adéquation avec les sentiments et l'émotion de leur peuple?
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