Colonel à l'état-major de la Cavalerie, le prince Charles participe modestement du 10 au 28 mai 1940 à la campagne contre l'invasion allemande. Il n'exerce pas de commandement mais effectue des missions. Il parcourt 4.800 km en auto en 18 jours. Il a notamment cherché des survivants sous les ruines de maisons bombardées dans sa chère ville d'Ostende. Il était présent le 21 mai 1940 à l'hôtel de ville d'Ypres lors de la rencontre entre le général Weygand, commandant en chef des forces françaises, et le roi Léopold III. Après la capitulation de l'armée belge, il est transféré de Bruges à Bruxelles avec la reine Elisabeth sous escorte allemande. Pendant la guerre, il peut circuler librement en Belgique et tente d'améliorer le sort des soldats prisonniers. D'après Gunnar Riebs, il aurait caché pendant quelque temps au palais royal Adrien Goffinet, le neveu de Robert, qui n'avait pas répondu à l'ordre d'aller travailler en Allemagne.
L'historien Jo Gérard demanda un jour au prince pourquoi il n'était pas parti à Londres en 1940. Il lui répondit : "Parce que la Belgique m'a toujours collé aux semelles, comme elle colle aux chansons de Brel. C'est la même chose, comprenez-vous?".
C'est au début des années 40 que le comte de Flandre devient l'ami du peintre belge Alfred Bastien (1873-1955). Sa famille est originaire de Welden près d'Audenaerde mais les parents d'Alfred se sont installés avec leurs neuf enfants à Ixelles. Doué et intelligent, il effectue ses études à l'Athénée de Gand, aux Académies des Beaux-Arts de Gand et Bruxelles. Il devient ensuite le modèle et l'ami du sculpteur Jef Lambeaux, l'auteur de la célèbre fontaine de la Grand-Place d'Anvers. Après un premier mariage raté avec la cantatrice Georgette Leblanc, il effectue un long voyage en 1903 (France, Espagne, Angleterre, Algérie et Maroc). En 1911, à la demande d'Albert Ier, le gouvernement belge commande à Alfred Bastien et Paul Mathieu l'édification d'un Panorama du Congo destiné à l'Exposition Universelle de Gand de 1913. Durant la première guerre mondiale, il est volontaire de guerre au sein de la Section Artistique de l'armée belge, ce qui lui permet de côtoyer régulièrement le roi Albert et la reine Elisabeth derrière les tranchées. Après la guerre, Alfred Bastien peint le Panorama de la Bataille de l'Yser et revoit régulièrement les souverains lors d'événements artistiques. Son deuxième mariage avec Alice Johns, surnommée Johnnie, sera beaucoup plus heureux. Il sera ensuite élu membre de l'Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. Cinquante après sa mort, la publication en 2005 de son journal intime offre aux historiens de nombreux renseignements sur la famille royale et les artistes de son époque.
Dans son journal intime du dimanche 16 mars 1941, Alfred Bastien raconte : "Johnnie me met tous mes beaux atours pour que je rencontre le prince Charles qui m'a fait l'honneur de m'inviter à déjeuner au palais royal avec le baron Robert Goffinet. Ce fut tout simplement cordial et discret. Il a tout des manières affables et délicates de sa douce mère, la reine Elisabeth. Il a ses bons yeux et sa voix.
La chambre où il se tient est un peu celle d'un musicien. Il y a un grand et très vilain orgue dont les flûtes ont été dorées. Un grand et un petit piano. Et des radios gramophones. Certes, la musique doit être un hobby. Il a dans une vitrine des reproductions en plomb de toutes les unités de guerre sur lesquelles il a fait son éducation de marin en Angleterre et nous avons souri en touchant ce "Renown" que les boches ont déjà si souvent touché, brûlé, coulé... Si tout le reste est aussi vrai... Il y a du bon pour la marine du Roy!
Pas de peinture moderne, mais deux beaux petits Antonio Moro, le portrait d'homme surtout. Une belle copie d'un Van Dyck. Une chanoinesse célèbre. Et je vois avec plaisir des reproductions de célèbres Géricault. Nous sommes en bonne société.
Le prince aime bricoler lui-même. Il furète aussi aux ventes. Fait des trouvailles parfois de toiles sans cadre qui témoignent de son goût sûr. Il a entrepris de remembrer toute une aile du palais royal qui lui est dévolue avec tout ce qu'il a trouvé de meilleur dans les anciennes acquisitions de ses ancêtres. Et il a décroché les modernistes qui iront ailleurs. Je remarque en passant que le sinistre Henry Van de Velde avait apporté déjà ses ravages dans le palais royal, mais le prince en a désormais le commandement et a repris le goût léopoldien qui est ici tout à fait à sa place.
Autour d'un vieux poêle en faïence blanche, nous buvons un cocktaïl debout et il entre en propos. Il me fait l'amitié de dire qu'il a gardé et encadré un croquis de lancier que j'ai fait un jour au banquet de l'Ecole Royale Militaire lors d'un joyeux "Pampon" de l'école d'application, où nous étions voisins de table et où il chanta à pleine gorge avec les bleus fraîchement promus. De la guerre, pas un mot, mais en ces termes énergiques et en bloc, il est de notre avis : cela ne peut plus durer longtemps.
Le déjeuner servi sur une petite table dans une salle attenante fut cordial et frugal. Le même pain noir que tout le monde et je crois que Johnnie fait une meilleure soupe au poireau que le chef du Roi! Le soufflé au fromage était une croûte noire qu'il a bravement dégustée comme nous et il ne boit même pas de vin. Aucun fruit. Mais après le repas, un rubis de Porto, du café noir et une fine royale. Le prince m'a fait l'hommage de m'offrir encore un cigare de son père, notre illustre roi Albert...qui n'a pas de portrait au palais.
Nous visitons ensuite tous les grands salons que le prince a entrepris de remettre en ordre depuis deux ans. Ah! Le roi Léopold Ier aimait les peintres et il avait bien commencé... Il y a là des effigies superbes dans le style pompeux de Winterhalter, Gallait, De Keyser, De Winne, de toute la famille royale et les plus touchants sont celles de l'impératrice Charlotte, si belle, si résolue, si malheureuse aussi. Un admirable tableau. La reine Louise-Marie de France et un admirable portrait de grand apparat de Marie-Thérèse d'Autriche par Robert. Un très beau tableau...
Le prince s'intéresse à tout. Le moindre détail d'étoffe, du mobilier ou de textile l'inquiète et il me demande de lui trouver un homme sûr pour réparer certains tableaux mal retouchés. Il veut venir voir avec moi chez Hendrickx. Il sera ravi. A la fin de la visite, nous avons fait le ferme propos de nous revoir et je crois bien que nous n'en resterons pas là".
Alfred Bastien avait raison : le prince Charles l'invite à nouveau à déjeuner avec Robert Goffinet le 16 avril 1941 au palais royal. Il veut montrer au peintre l'endroit où il a accroché un de ses tableaux offert par Robert Goffinet. Le menu est frugal ; le cuisinier n'avait pas trouvé de viande. Les trois hommes ont discuté de peinture, d'Afrique et de la théorie de Brück enseignée à l'Ecole Royale Militaire.
Début juillet 1941, Alfred Bastien reçoit la visite du comte de Flandre : "Le baron Goffinet me téléphone pour nous prier de le recevoir avec un ami vers cinq heures... Cette visite imprévue fut assez drôle au début. Le chauffeur du prince avait sonné à la porte de mon voisin, la nôtre garde toujours les marques de l'agression du 10 mai 1940. Alors, comme j'avais entendu une auto s'arrêter à notre porte, je l'ouvre et je vois le prince qui s'affuble d'énormes lunettes bleues. Il m'aborde et me dit : j'ai dû mettre ma fausse barbe pour cette bonne femme ahurie qui était à sa porte par erreur... Il a de ces gamineries de collège anglais.
Et, tout de suite, il me demande à voir Mme Bastien. C'est gentil de voir ce bon géant se pencher vers elle et qui lui parle en anglais tout bas. Robert Goffinet est radieux. Il montre la maison comme un bon guide et le prince Charles contemple en connaisseur. Il prend les petits tableaux en main, comme dans un curiosity shop. Il aime la façon homely nest et la profusion des fauteuils, des vieux meubles, du feu ouvert, des bûches et de maints objets. Il a connu le ménage Gardon qui fut si bon pour moi, le Tavistock Square et il aime les choses que nous aimons.
Il blague des frontaises qui ont été si déplorablement à la mode et ne ménage pas les grotesques : "J'ai définitivement rompu avec toute cette racaille de Laethem-Saint-Martin qui a fait tant de mal à ma mère". Et il nous raconte des histoires de meubles de Courtrai payés 25.000 francs qui n'ont pas résisté au soleil d'un seul été. Et les tapis de De Saedeleer et les tableaux de Servaes, Saverys et Permeke : "J'ai mis tout çà à la porte et au grenier. Mon père déjà ne pouvait plus les voir".
Il me prie d'accepter un tableau de guerre qu'il a retrouvé au palais royal. C'est une scène de 1870. Il veut que je lui fasse un portrait de son ami Robert Goffinet en tenue - et le sien aussi - un autre portrait de grand apparat du roi Albert Ier qui manque au palais".
C'est le début de la collaboration et de l'amitié entre Alfred Bastien et Charles. Ce dernier vit dans une aile du palais royal de Bruxelles sous la surveillance de soldats allemands et n'a plus droit à aucune activité publique. Il consacre son temps à sa passion pour la peinture et la décoration. De leur côté, le roi Léopold III et sa mère la reine Elisabeth habitaient au domaine de Laeken.
Sa passion pour la décoration est confirmée par son secrétaire André de Staercke dans ses mémoires : "Arranger un appartement, peindre des boiseries ou des portes en couleurs vives, déménager des meubles, pendre des cadres étaient ses passe-temps favoris. Il avait une véritable disposition pour la profession d'ensemblier, avec de grands et de petits moyens et en mélangeant, avec un goût inné mais non formé, les plus belles choses avec les horreurs".
Le dimanche 7 décembre 1941, les curés de toutes les paroisses de Belgique annoncent à leurs fidèles le remariage du roi Léopold III avec Lilian Baels, la fille du gouverneur de Flandre occidentale. Le message du cardinal Van Roey stipulait que la nouvelle épouse renonçait au titre de reine et que les futurs enfants du couple n'entreraient pas dans l'ordre de succession au trône. On a souvent écrit que le comte de Flandre aurait été furieux que son frère épouse une roturière alors que le souverain le lui aurait interdit dans les années 30. On n'a pas encore trouvé de document prouvant ce refus. Rien ne permet non plus d'affirmer que Charles souhaitait se marier avec la mère de sa fille Isabelle.
Le lendemain du débarquement des Alliés en Normandie, Hitler ordonne le 7 juin 1944 la déportation du roi Léopold III en Allemagne. Après le départ du souverain, le major SS Bünting avertit la princesse Lilian qu'elle allait être emmenée également avec les quatre enfants royaux (Joséphine-Charlotte, Baudouin, Albert et Alexandre).
Quant au prince Charles, il avait choisi de partir dans la clandestinité afin de ne pas être arrêté par les soldats allemands. D'après Gunnar Riebs, après avoir quitté discrètement le palais royal, il aurait suivi une formation de premiers soins à la clinique Edith Cavell et aurait ensuite passé cinq semaines avec des bûcherons dans la forêt de Soignes, avant de rejoindre les Ardennes.
Après avoir séjourné quelques semaines à Spa, il s'avèra plus prudent de trouver un endroit plus retiré. Le 28 juin 1944, il arriva à vélo à Sart-lez-Spa en compagnie de son ami Paul Charlier, pâtissier à Waremme. Le prince va vivre pendant un peu plus de deux mois sous le nom de Mr Richard dans la maison louée par Melle Fettweis. Parfaitement intégré dans ce petit village ardennais, il bavarde avec les habitants, il assiste le dimanche à la messe, il nage dans la rivière toute proche et il fait des promenades à vélo. Chaque semaine, il reçoit un colis de nourriture venu de Bruxelles. Personne ne se doute de l'identité royale de Charles.
Dans la soirée du 31 juillet 1944, le premier ministre belge Hubert Pierlot est averti que les Allemands recherchent activement Charles, le frère du Roi. Il prend aussitôt contact avec la section belge du Special Operations Executive pour envisager l'enlèvement du prince par les airs. Le gouvernement belge en exil à Londres et le Foreign Office donnent leur accord pour sa venue en Angleterre. L'intérêt politique de la démarche est évident : il pourrait assurer la Régence en l'absence du souverain déporté en Allemagne et son éducation le pousse à être plutôt favorable aux Anglais. Le plan consiste à conduire le prince et son aide de camp Robert Goffinet de Sart-lez-Spa au château d'Halloy chez le baron Walther de Selys Longchamps. Ils auraient été ensuite pris par un avion sur le terrain d'aviation de Sovet, situé non loin de là. Mais l'opération sera rendue inutile suite à la libération de la Belgique.
Un soir de septembre 1944, "Mr Richard" écoute la BBC au Café des Hauts Egrès et apprend que suite à la libération de Bruxelles, les Allemands battent en retraite et approchent de la région de Spa. Il se lève aussitôt, salue ses hôtes et quitte le village. S'il n'avait pas pris la fuite, le comte de Flandre aurait peut-être été arrêté...
(à suivre)
Bibliographie :
- RIEBS Gunnar, "Charles, comte de Flandre, prince de Belgique, régent du royaume", éditions Labor, 2004
- LEROY Vincent, "Le prince Charles de Belgique", éditions Imprimages, 2007
- RIEN Emmery, "Charles de Belgique (1903-1983)", éditions Racine, 2008
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Je peux enfin commenter grâce au compte google, ouf!, article très intéressant. Merci.
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