Le 20 septembre 1944, la Chambre et le Sénat se réunissent pour élire un régent. Le candidat doit obtenir la majorité absolue parmi les 270 députés et sénateurs présents. Lors du premier tour, 169 parlementaires s'expriment en faveur du prince, contre 100 bulletins blancs et un vote nul. Les socialistes se sont abstenus pour montrer leur préférence à une république, mais votent pour Charles lors du second tour, au cours duquel il obtient désormais 217 voix. La gauche le soutiendra fidèlement durant toute la Régence car elle était consciente qu'il avait de la sympathie pour eux. Une délégation de dix personnes (dont la sénatrice socialiste Marie Spaak, mère du ministre des Affaires étrangères) se rend aussitôt au palais royal pour annoncer au comte de Flandre sa nomination.
La prestation de serment du prince a lieu le lendemain en présence de la reine Elisabeth et du cardinal Van Roey. Très tendu, il porte l'uniforme de colonel des Guides et est accompagné de Robert Goffinet, de son aide de camp le baron de Maere et de son officier d'ordonnance le commandant de Prêt. Après le serment constitutionnel en français et en néerlandais, il prononce un discours répondant à la volonté d'apaisement du gouvernement :
"Membre de la dynastie, je suis avec elle au service de la Nation. C'est dans cet esprit que j'ai répondu à l'appel qui m'a été fait et que je reçois le dépôt provisoire de l'autorité constitutionnelle que, par vos mains, le pays me remet. Je vous remercie, Mesdames et Messieurs, de votre confiance. Au moment d'assumer cette mission, ma pensée se porte vers le Roi. J'aspire à l'heure où nous le verrons, lui aussi libéré, avec nos prisonniers, avec nos déportés, où nous le verrons reprendre les pouvoirs constitutionnels qui lui appartiennent. C'est en son nom que, dès maintenant, j'adresse à nos puissants Alliés le témoignage de la gratitude de la Belgique, que je remercie tous les patriotes, soldats, membres des organisations de résistance, civils et religieux, et que je m'incline devant les martyrs de notre cause.
Certains d'être en parfaite communauté de sentiment avec le Roi et de me conformer à son ultime appel à l'union des Belges, j'estime que nous devons accueillir tous les concours, d'où qu'ils viennent, et ne repousser que les mauvais citoyens sur lesquels une juste répression doit s'abattre. Cette solidarité nationale s'impose au gouvernement de demain. Il convient donc d'y mesurer largement la place à des patriotes de l'intérieur, sans changer, au moment où le navire approche du port, tous les pilotes qui, par leurs efforts, ont, eux aussi, bien mérité du pays.
Le gouvernement aura en même temps à faire face à toutes les difficultés que l'état de guerre entraîne dans tous les domaines vitaux de la Nation. Cette tâche sera lourde, mais avec la grâce de Dieu et la bonne volonté de tous les citoyens, la Belgique reprendra graduellement sa vie économique ; et le Roi, à son retour, trouvera, je le souhaite, une atmosphère de paix sociale, d'ardeur au travail et de discipline librement consentie".
Le 21 septembre 1944, Messieurs Cornil et Jamar, respectivement procureur général à la Cour de Cassation et premier président de la Cour de Cassation, demandent au baron Holvoet, chef de cabinet du Régent, à être reçus en audience. Charles les rencontre le 23 septembre et reçoit les deux enveloppes avec le testament politique de Léopold III. Averti par Hubert Pierlot du contenu de ce document, il leur explique qu'il n'en tiendra pas compte car il ne veut pas mettre en difficulté la volonté d'apaisement du premier ministre.
Le gouvernement de guerre démissionne le 22 septembre. Quelques jours plus tard, Hubert Pierlot présente un gouvernement d'union nationale réunissant les catholiques, les libéraux, les socialistes et les communistes. Il tiendra cinq mois. Seuls cinq ministres du gouvernement de Londres restent en fonction : Hubert Pierlot, Paul-Henri Spaak, Camille Gutt, August De Schryver et Albert De Vleeschauwer. La reine Elisabeth reproche à Charles de ne pas avoir suivi les recommandations du roi Léopold contenues dans son testament politique en confiant la direction du premier gouvernement de la Régence à Hubert Pierlot.
Afin de marquer solennellement la reprise des fonctions gouvernementales sur le territoire belge, le premier conseil des ministres a lieu dans la Salle des Marbres au palais royal le 27 septembre 1944, sous la présidence du prince Charles. Deux points importants sont à l'ordre du jour : le ravitaillement et l'assainissement financier (le plan du ministre Camille Gutt).
Le Régent fait son possible pour rester au-dessus des partis politiques. Il ordonne que le secrétariat royal, fer de lance du mouvement léopoldiste, soit installé en dehors du château de Laeken, afin de montrer son impartialité. Il décide que le drapeau belge marquant la présence du chef de l'Etat au palais royal de Bruxelles flotterait durant la Régence sur une aile et non au milieu du bâtiment principal comme il se doit pour signifier la présence du Roi. Mais les léopoldistes lui reprochent d'avoir porté un képi où figurait la lettre A du règne précédent et non le L de Léopold III.
Sous la Régence, le protocole est simplifié par Charles qui a l'art de mettre tout le monde à l'aise. Lors des audiences, les ministres ne doivent plus porter la jaquette et sortir à reculons, ont le droit de s'asseoir (ils restaient debout auparavant) et se voient offrir un verre de whisky. Il était également fréquent que le Régent les invite avec leur épouse à passer un week-end en sa compagnie au château de Ciergnon dans les Ardennes.
Pierre Stéphany dresse le portrait du Régent dans son livre "La Belgique sous la Régence (1944-1950)" : "Fantasque, subtil, naïf, rusé, méfiant, candide, intuitif, curieux, imprévisible, il y avait du Racine et du Courteline chez ce personnage que le destin vint chercher, dans la force de l'âge, pour en faire un monarque à titre précaire (...) Des railleurs, en 1944, le surnommèrent Whisky Ier. Capable d'étonner par son intelligence politique, comme il le montra plus d'une fois au long de la Régence, il déconcertait aussi bien par son goût pour la bringue et par ses sautes d'humeur. Raide et maladroit, comme Léopold III, devant les intrigues, il eut la chance, pendant la Régence, de se voir entouré d'hommes remarquables qui encouragèrent sa volonté réfléchie et sa prudente discrétion. Ainsi exerça-t-il pendant six ans une influence réelle, aidée par sa curiosité, son humour et sa réceptivité".
En septembre 1944, Charles retrouve sa propriété de Raversijde dans un triste état. Elle a été occupée durant la guerre par la marine allemande. Toutes les maisons sont vides et le terrain est rempli de blocs de béton, suite à l'explosion d'un abri à minutions. A l'automne 1944, le domaine princier est déminé. Le Régent refuse la démolition des imposants ouvrages allemands, devenus aujourd'hui une attraction touristique de la côte belge.
Le prince Charles envoie un télégramme personnel à 14 chefs d'Etat étrangers pour les informer de la situation politique en Belgique et rendre hommage aux Alliés : le général Charles de Gaulle, la reine Wilhelmine des Pays-Bas, le roi George VI d'Angleterre, le président américain Roosevelt, le roi Gustave V de Suède, Tchang Kai-Chek, le pape Pie XII, la grande-duchesse Charlotte de Luxembourg, le Politburo de Moscou, le roi George II de Grèce, le roi Pierre Ier de Yougoslavie, le roi Haakon VII de Norvège, ainsi que les présidents polonais et tchécoslovaque. Le ministre des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak trouve cette initiative exagérée : "Il ne s'agit que d'une régence et non d'un changement de règne !".
Le 4 octobre 1944, le nouveau régent effectue une de ses premières sorties publiques en rendant visite aux blessés de l'hôpital Depage. Il rencontre aussi les victimes des bombardements à Anvers, dont il apprécie le bourgmestre Camille Huysmans. La Wallonie n'est pas oubliée par Charles qui visite la mine de Jumet le 20 octobre 1944.
En politique étrangère, le Régent estime que son rôle est d'entretenir de bonnes relations avec les chefs d'Etat étrangers. Le 13 octobre 1944, il déjeune à Anvers avec le roi George VI d'Angleterre, le maréchal Montgomery, des officiers supérieurs britanniques et canadiens. Le 9 novembre 1944, il rencontre à Bruxelles le général Eisenhower, commandant en chef des troupes alliées. Afin de montrer sa solidarité avec nos voisins néerlandais, Charles offre 50.000 francs au National Comité voor Bijstand aan Nederland.
Dans son livre "Belgique est leur nom : 160 ans d'histoire de notre dynastie nationale (1831-1991)", l'historien Christian Cannuyer souligne : "Dans l'exercice de sa fonction, le prince Charles révéla une compétence inattendue et une séduction certaine, surtout dans le domaine international. De Gaulle lui-même, pourtant avare de louanges, reconnut son habileté".
Le prince Charles et la reine Elisabeth assistent à un Te Deum à la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule à Bruxelles le 15 novembre 1944, jour de la fête du Roi, appelée fête de la Dynastie sous la Régence. La cérémonie est marquée par les nombreux "Vive le Roi" criés dans l'église.
Son premier voyage officiel a lieu à Londres du 5 au 12 décembre 1944. Aucun ministre belge ne l'accompagne. Il rencontre le roi George VI et Winston Churchill, mais aussi des souverains européens s'étant réfugiés à Londres durant la guerre : la grande-duchesse Charlotte de Luxembourg, le roi Haakon de Norvège et la reine Wilhelmine des Pays-Bas.
Une note de Miss Sykes, secrétaire du baron de Cartier de Marchienne, ambassadeur de Belgique à Londres, a été retrouvée dans les archives d'Argenteuil par Jean Cleeremans et révélée dans son livre "Léopold III, homme libre" :
"Le prince Charles vint une première fois à Londres en automne 1944. Son attitude fut parfaitement correcte vis-à-vis de son frère. Il déclarait qu'il était là pour garder la place pour son frère. Il a vu des membres de la famille royale anglaise et certains ministres. C'était plutôt une visite personnelle, au cours de laquelle le Régent s'efforça de renouer des contacts. Une deuxième fois, le Régent est venu à Londres, accompagné de Mr de Staercke, son secrétaire. Tout le monde s'est instanément rendu compte que l'attitude du prince avait changé, surtout par le fait de la présence de de Staercke à ses côtés, qui ne lâchait le Régent à aucun moment, le suivant au téléphone et partout où il allait... Au cours de cette visite, le prince et Mr de Staercke furent reçus par le roi d'Angleterre à Sandringham. C'est à cette époque que pour la première fois parut dans la presse anglaise un articulet laissant pressentir qu'il y avait un désaccord entre le Régent et son frère le Roi".
L'Office National de Sécurité Sociale (O.N.S.S.), pilier du système social belge, est créée le 28 décembre 1944. Charles a confié plus tard à l'historien Jo Gérard : "J'approuvais cette nouvelle institution, car j'avais l'impression d'agir comme le roi Albert, qui, aussitôt après la guerre de 1914-1918, voulut réaliser deux importantes réformes sociales : la journée de huit heures et le suffrage universel".
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