vendredi 9 décembre 2011

Opinion de Corentin de Salle sur le prince Laurent

Cette semaine, le journal Le Soir a publié une carte blanche de Corentin de Salle, juriste et docteur en philosophie, qui apporte un éclairage inédit sur les polémiques qui entourent le prince Laurent de Belgique :

"Rien ne peut justifier le fait de frapper une femme. Rien non plus n'excuse les excès de vitesse en agglomération à l'origine d'un nombre important de victimes chaque année. On peut également s'interroger sur la légitimité d'une dotation mensuelle de 25.500 euros financée par les citoyens, dont certains éprouvent des difficultés à honorer leur facture de chauffage, surtout lorsque cet argent sert à jouer à l'homme d'affaire. Le manque d'amour, d'attention et de considération dont le prince Laurent a pu souffrir dans ses jeunes années ne l'exonère nullement de la responsabilité morale de ses actes. Même s'il a tendance à l'oublier, c'est un justiciable comme un autre.

Ceci étant dit, j'aimerais défendre, malgré tout, Laurent contre une accusation - commune aux monarchistes et antimonarchistes - qui me semble foncièrement injuste. Laquelle? Celle-ci : par ses écarts répétés, le prince jette le discrédit sur l'institution monarchique et en lézarde les fondements. Je pense tout le contraire : Laurent est - peut-être à son insu - une pièce essentielle du dispositif monarchique. Personne ne l'a vraiment forcé à jouer ce rôle mais ce dernier est nécessaire. Ce qui rend fascinante l'étude des institutions séculaires, c'est qu'elles engendrent spontanément les forces antagonistes nécessaires à leur équilibre et à leur pérennité.

La monarchie est d'abord l'exercice d'une représentation qui implique une distribution des rôles. Les circonstances de son existence ont fait que, progressivement, Laurent en soit venu à incarner l'envers complémentaire des valeurs monarchiques. On dit de la ponctualité qu'elle est la politesse des rois. Laurent est toujours en retard. Le protocole royal est majestueux, statique et hiératique. Laurent ne tient pas en place. La monarchie est fondamentalement lente et sert d'amortisseur aux secousses de la vie politique. Laurent est un passionné de vitesse. La royauté rayonne, va constamment du centre à la périphérie. Elle donne et se répand. Laurent, lui, aspire à la reconnaissance, accumule et va constamment chercher à l'extérieur ce qui lui paraît nécessaire. On retrouve ici, sous une forme miniaturisée, les forces centrifuges et centripèdes du régime monarchique : d'une part, le Roi qui centralise et d'autre part, la noblesse turbulente qui veut s'enrichir et conquérir des privilèges. Dans la saga des "Rois Maudits", Robert d'Artois, personnage encombrant et haut en couleur, se livre à mille manoeuvres douteuses pour accroître sa fortune et exige que lui soit restitué le droit vassalique de battre sa propre monnaie. Il y a quelque chose de cela, chez Laurent, dans les combines un peu troubles autour de ses fondations et dans sa volonté, très féodale, de ne pas devoir payer ou du moins d'exiger une ristourne de 30% sur ses notes de restaurant.

La royauté ne peut faire l'économie du scandale qui, paradoxalement et indirectement, alimente sa légitimité. En Belgique, la monarchie s'appuie simultanément sur le scandale (excentricités de Léopold II, mésalliance de Léopold III, infidélités diverses, enfants illégitimes, etc.) et le déni persistant de cette réalité scandaleuse. Ces rôles peuvent d'ailleurs être assurés par les mêmes personnes à diverses périodes de leurs vies. Ces deux dimensions sont inséparables : le protocole, le faste, la grandeur d'une part, la transgression et l'anticonformisme d'autre part.

Pourquoi le scandale est-il nécessaire? Parce que la monarchie repose sur une ambiguïté fondamentale : d'une part, on fait tout pour convaincre la population que le Roi est un être d'une nature supérieure (il existe un protocole, une étiquette, des préséances, on ne peut directement poser une question au Roi, c'est une puissance anoblissante, etc.) et, d'autre part, on fait tout pour montrer qu'il est simple, débonnaire, moderne, réconfortant, consolateur et proche des gens. "Proche" mais pas identique. Toute la nuance est là. L'activité même de rapprochement - à laquelle se résume la majeure partie de ses apparitions publiques - serait impossible s'il y avait identité entre le Roi et ses sujets. Pour que cette bonne volonté de rapprochement soit appréciée, il faut que les sujets restent imprégnés du sentiment de la grandeur du souverain. Il faut qu'ils attribuent le comportement du souverain à la possession de qualités humaines. Le souverain doit donc être avantageusement comparé à des anti-modèles. Dans chaque famille royale, il a toujours existé une personnalité capricieuse, rebelle et excentrique : Stéphanie Grimaldi dans la famille monégasque, lady Diana chez les Windsor, p.ex. Baudouin statufiait la morale mais son beau-frère le flamboyant Jaime de Mora y Aragon, surnommé "Fabiolo", fut successivement taximan, acteur, chanteur de cabaret, toréador et lutteur argentin. Les frasques du prince Laurent permettent paradoxalement à son père Albert II d'incarner, en contrepoint, son rôle de roi. Tout comme l'actuel roi, trente ans plus tôt, consolidait lui-même par ses écarts l'autorité morale de son frère Baudouin.

Le scandale a une autre fonction : il alimente le débat et assure la popularité de la royauté. Qu'on le veuille ou non, la légitimité d'une monarchie constitutionnelle dépend de sa popularité. Mais le faste et l'étiquette ne sont pas suffisants pour assurer cette popularité. Le protocole est fait pour être rompu, y compris de temps à autre par le souverain. Les Belges ont apprécié que le Roi sorte de ses gonds le temps d'un discours très critique contre le caractère interminable de la crise politique. Le respect inconditionnel du protocole fabrique des automates. Une monarchie qui ne scandalise plus est une monarchie qui se dévitalise. Il y a deux types de profils : ceux qui, par leur respect des usages, (re)constituent le capital de respectabilité indispensable à la monarchie et ceux qui, plus rares, transforment par leurs transgressions cette respectabilité en popularité. Chez les Windsor, on trouvait cette belle mécanique entre Elisabeth II et lady Diana. Elles ont contribué, à part égale, à la solidité de la monarchie britannique : lady Diana rendait la monarchie populaire mais ses frasques n'auraient suscité aucun intérêt si Elisabeth II n'avait pas été simultanément la gardienne de la grandeur et de l'étiquette.

Le prince Laurent ne met pas la monarchie en péril. Il la vivifie. Philippe jouera probablement le rôle de gardien du protocole. Oscar Wilde estimait que les seules fautes réellement impardonnables, ce sont les fautes de goût. Se défaire de la monarchie, ce serait un crime esthétique. Une république ne serait-elle pas plus commode? Peut-être. Mais si l'on raisonne de manière utilitaire, pourquoi ne pas débaptiser toutes les rues et les remplacer par des numéros? Ce serait plus "pratique", non? Ne sous-estimons pas la difficulté à construire des symboles de légitimité. Cela fait des décennies que, en dépit des sommes colossales dépensées à des fins de marketing, l'Union Européenne échoue à susciter l'adhésion citoyenne. Ces choses-là prennent du temps à construire et sont dès lors précieuses..."

Corentin de Salle, juriste et docteur en philosphie, publié dans "Le Soir", décembre 2011.

1 commentaire :

  1. Je te remercie pour cette retranscription passionnante et à laquelle j'adhère complètement, c'est une analyse précieuse et à garder dans un coin de notre esprit, cet intellectuel a très bien cerné certains mécanismes de la Monarchie

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