Pour la première fois de son règne, Albert II accorde, en janvier 1995, le titre honorifique de Ministre d'Etat à 11 personnalités politiques de tous les partis démocratiques, afin de les distinguer pour leur engagement au service du pays : Frank Swaelen, Charles-Ferdinand Nothomb, Guy Verhofstadt, Philippe Moureaux, Louis Tobback, Annemie Neyts, Hugo Schiltz, Magda Alvoet, Louis Michel, José Daras et Gérard Deprez.
Le fédéralisme occupe une grande partie du discours royal de Nouvel An 1995 :
"Un des sujets de grande actualité dans le monde d'aujourd'hui est celui de l'unité dans la diversité. C'est un thème important en Belgique lorsque nous tâchons de définir notre fédéralisme. Mais cette problématique est aussi au coeur des débats sur la construction européenne (...) La reconnaissance de la diversité et la volonté d'union sont à la base de notre fédéralisme. En 1976, le roi Baudouin rappelait déjà avec pertinence que "fédérer, c'est unir dans la différence acceptée et non pas dissocier dans l'affrontement".
Huit ans plus tard, il précisait encore sa pensée en disant : "Qu'on me comprenne bien. Ce que je vous demande, ce n'est pas tâcher de gommer nos différences en Belgique. C'est tout le contraire. Ce que je demande à chacun, c'est de vivre pleinement la diversité, de s'enraciner mieux encore dans sa communauté. Mais aussi d'aller plus loin, de mieux comprendre, respecter et apprécier l'autre, et de reconnaître ce qui nous unit. Encourager cette entente des Belges, ce n'est pas favoriser un nationalisme du passé, mais plutôt s'inscrire dans une perspective d'ouverture sur nos voisins immédiats, sur l'Europe et sur le monde" (fin de citation).
Notre démarche de base peut donc se définir ainsi : reconnaître la diversité pour chacun, vivre pleinement son identité propre, mais en même temps ne pas faire de cette diversité une source de division et d'opposition. Au contraire, partant de la diversité reconnue, voir ce qui nous unit au sein d'un même Etat, comprendre que la diversité bien vécue dans l'union est une source de richesse, tant sur le plan culturel que matériel. Pour cela, il est important de ne pas s'isoler dans sa région ou communauté, mais de chercher à mieux connaître l'autre et le respecter. Cela, c'est la démarche intellectuelle de base.
Mais elle ne nous dit pas encore ce qui doit être géré au niveau fédéral et ce qui doit l'être au niveau des régions et communautés. Pour cela, nous devons recourir au principe de la subsidiarité et voir à quel niveau les différentes matières peuvent être gérées le plus efficacement. C'est l'approche qui a inspiré le législateur. J'ai été frappé depuis que notre constitution a été révisée, de constater l'intérêt que de nombreuses autorités étrangères ont pour notre système fédéral. Elles s'étonnent d'une part qu'une réforme si profonde ait pu être réalisée démocratiquement sans violence, et d'autre part que dans l'ensemble, elle fonctionne bien en permettant à des communautés et régions de taille et de culture différentes de vivre harmonieusement dans une même entité.
Mais cette harmonie n'est jamais acquise définitivement, car elle dépend en premier lieu de l'attitude des citoyens. Ceux-ci doivent continuer à être ouverts aux autres cultures, et s'efforcer de développer la convivialité entre les différentes communautés. Cette harmonie dépend aussi de votre attitude à tous, autorités du pays. Il est important que vous gardiez à l'esprit le bien commun de tous nos citoyens et que vous résistiez à toutes les tentatives de division ou aux simplismes consistant à rejeter les difficultés sur les autres. Il y a une attitude de loyauté et de courtoisie fédérales à développer".
De retour d'un voyage officiel aux Etats-Unis, le premier ministre Jean-Luc Dehaene annonce des élections anticipées en mai, car le futur gouvernement - qui devait être élu en octobre - doit, selon lui, élaborer personnellement le budget 1996. Cette législature 1991-1995 a été marquée par la démission de nombreux ministres, le décès du roi Baudouin, la présidence belge de l'Union Européenne lors du deuxième semestre de 1993 et une nouvelle réforme de l'Etat.
A la demande expresse du Roi, en avril 1995, juste avant la dissolution des Chambres, une loi sur la pornographie et la prostitution enfantines est passée à toute allure au Sénat et à la Chambre. D'après les hommes politiques reçus en audience, il insiste régulièrement sur les questions d'ordre moral.
A l'automne 1995, Luc Neuckermans et Pol van den Driessche, journalistes au "Standaard", révèlent dans leur livre "Albert II sur les traces de Baudouin Ier" un avant-projet de loi aménageant la fonction royale en vue de trouver une réponse aux éventuels futurs problèmes de conscience du monarque. Tout le monde avait encore en tête le refus du roi Baudouin de signer la loi dépénalisant l'avortement en 1990. Le monde politique et le Palais redoutaient qu'une telle crise institutionnelle puisse se reproduire au moment où de futures lois sur des questions éthiques (l'euthanasie, le mariage homosexuel, les manipulations génétiques, etc.) seraient soumises à la signature royale.
Aussi les collaborateurs de Jean-Luc Dehaene travaillent dans la plus grande discrétion sur cet avant-projet de loi, en relation étroite avec le Palais et les présidents de partis. Le texte prévoit que lors d'une question éthique fondamentale, le Roi contresigne la loi, non pas personnellement mais en tant qu'institution respectueuse de la volonté des représentants de la Nation.
L'idée évite de reproduire le même scénario qu'en 1990, mais ce procédé rendrait public le soutien ou la désapprobation du Roi sur les projets du gouvernement... Albert II et ses conseillers sont satisfaits du texte mis au point et sont pressés de le voir voté au Parlement. Ils sont contrariés d'apprendre que l'anticipation des élections allait remettre ce texte en question et retarder son adoption. D'après les auteurs de "Albert II sur les traces de Baudouin Ier", l'avant-projet de loi ne réunissait cependant pas le consensus nécessaire au sein de la majorité : les socialistes souhaitaient une fonction uniquement protocolaire pour le souverain (comme en Suède), tandis que les sociaux-chrétiens tenaient au maintien des prérogatives royales.
Les élections législatives et régionales du 21 mai 1995 sont inédites à plus d'un titre. Elles réflètent la nouvelle Belgique fédérale : d'une part, le pouvoir de la Chambre est renforcé au détriment du Sénat et d'autre part, les Belges peuvent, pour la première fois, élire directement leurs députés régionaux. En outre, ce sont les premières élections législatives du règne du roi Albert.
En Flandre, le CVP reste le premier parti, le SP renforce son score de 1991 malgré le scandale Agusta, et le Vlaams Blok continue sa progression, étant toujours le premier parti à Anvers. A Bruxelles, la fédération PRL-FDF et le PS remportent les élections. Dans le sud du pays, le PS perd quelques plumes, le PRL-FDF prend la place de deuxième parti de Wallonie au PSC, Ecolo régresse et le Front National ne fait pas une hausse aussi gigantesque que prévu.
Dans la semaine qui suit les élections, le Roi reçoit les présidents sortants de la Chambre et du Sénat, le premier ministre, les présidents des partis démocratiques, le directeur de la Banque Nationale et les représentants syndicaux. Il nomme ensuite formateur Jean-Luc Dehaene qui accomplit cette tâche en un temps record. Le 22 juin, le gouvernement fédéral Dehaene II (CVP-PS-SP-PSC) prête serment devant Albert II.
En juillet, le Roi octroie des insignes royaux à Guy Spitaels (PS), Léo Delcroix (CVP), Guy Coëme (PS), Frank Van den Broucke (SP), Alain Van der Biest (PS) et Guy Coëme (PS), tous impliqués dans des "affaires" (Agusta p.ex.), ainsi qu'au comte Thierry de Looz-Corswarem, élu du Front National. Beaucoup de Belges sont choqués de cet arrêté royal. Certains anciens combattants renvoient leurs décorations au palais royal, accompagnées d'une lettre de reproches. En fait, il est de tradition que le ministre de l'Intérieur propose au Roi le nom des femmes et hommes politiques siégeant depuis huit ans au parlement fédéral. Ceux-ci obtiennent les insignes de chevalier de l'Ordre de Léopold. Au fur et à mesure que leur nombre d'années de présence augmente, ils deviennent successivement Commandeur, Grand Officier et Grand Cordon. Rappelons qu'Albert II est le Grand Maître de l'Ordre de Léopold.
Le Roi tente de calmer la colère des anciens combattants en évoquant le cinquantième anniversaire de la fin de la deuxième guerre mondiale dans son discours de la fête nationale 1995 :
"Tout d'abord, une grande reconnaissance s'est exprimée et je m'en réjouis, vis-à-vis de tous ces hommes et ces femmes qui ont lutté et souffert pour que nous puissions vivre dans un pays libre. Beaucoup de jeunes ont eu l'occasion de mieux se rendre compte du prix payé par leurs aînés, notamment à travers cette belle exposition "J'avais 20 ans en 1945" qui retrace si bien les événements mais aussi le contexte et l'ambiance de l'époque.
Il y a ensuite l'émerveillement devant le chemin parcouru ces cinquante dernières années. C'est l'épopée de la construction européenne, basée sur le rapprochement et la réconciliation entre des peuples jadis ennemis. Quelle aventure exceptionnelle et exaltante notre continent a vécu durant ce demi-siècle, passant de l'hostilité entre nations à l'union pacifique de 15 pays au sein d'un même ensemble politique. J'ai également entendu l'appel répété à la nécessaire vigilance dans la défense des valeurs de liberté, de démocratie, de tolérance et de solidarité. Car ces valeurs ne sont jamais acquises de façon définitive ni chez nous, ni ailleurs. On a vu ces dernières années les tentations de racisme et de nationalisme exacerbé relever la tête. Tout près de nous, en Bosnie-Herzégovine, on voit chaque jour à quelles horreurs ces passions déchaînées conduisent.
Il y a enfin le message d'espoir pour l'avenir. Il a été bien exprimé à Forest National par des jeunes de nos communautés flamande, française et germanophone et par d'autres venant de pays d'Europe occidentale, centrale et orientale. Pour eux, l'aventure européenne doit continuer, notre Union doit à la fois s'approfondir, mais aussi rester ouverte, développer de nouveaux liens avec les pays de l'autre Europe, qui elle a été libérée plus récemment d'un autre joug totalitaire, le communisme. Il y a là aussi tout un monde à reconstruire, des oppositions entre peuples à surmonter, des démons nationalistes à conjurer. Et puis, cette Europe n'a de sens que si elle, à son tour, après avoir fait la paix en son sein, peut aussi transmettre ses valeurs de solidarité, de respect des droits de l'homme aux autres régions du monde. Une Europe repliée sur elle-même, égoïste et matérialiste, n'a pas de sens et ne peut inspirer les jeunes.
Notre pays a joué et continue de jouer un rôle important dans la construction européenne. Nous pouvons en être fiers. La vision, l'imagination et le sens du compromis de bien des responsables de notre pays ont constitué jadis et continuent à être aujourd'hui des atouts précieux dans cet effort commun. Nous pouvons également y contribuer : d'une part en faisant fonctionner harmonieusement notre fédéralisme en Belgique qui peut avoir une valeur d'exemple pour l'édification européenne, et d'autre part en remplissant les conditions pour adhérer à l'Union Economique et Monétaire et à la monnaie unique. Celle-ci favorisera la croissance de nos économies et stimulera l'emploi".
Lors de son voyage d'Etat en Allemagne en juillet 1995, le roi Albert évoque à nouveau le fédéralisme : "Il y a deux ans, la Belgique fut transformée en un Etat fédéral. Aujourd'hui, nos trois communautés linguistiques (dont la communauté germanophone) et nos trois régions disposent d'une grande autonomie ayant des compétences dans des secteurs importants. Les élections de mai dernier ont parachevé nos structures fédérales. Pour la première fois, nos assemblées régionales ont été élues directement, tandis que notre Sénat a été transformé en une chambre de réflexion, où se rencontrent des représentants de l'autorité fédérale et des entités fédérées.
Je tiens à rappeler que cette réforme fondamentale des structures de notre Etat découle d'une évolution graduelle, qu'elle fut préparée dans un esprit de dialogue et d'harmonie et qu'elle ne vit son aboutissement qu'après un débat démocratique au parlement. Alors que plusieurs régions du monde et de notre continent en particulier sont déchirées par des conflits et par l'intolérance, nous avons fait preuve en Belgique d'un sens réel de mesure, de tolérance et de compréhension réciproque.
L'expérience acquise démontre que notre système fédéral est fondamentalement sain. Il est d'ailleurs avant tout pragmatique. L'expérience nous apprend aussi que nos nouvelles institutions fonctionnent bien et jouissent du soutien et de la collaboration active de la grande majorité de la population. Cela est particulièrement réjouissant. Le citoyen considère la Belgique fédérale comme un enrichissement, car son caractère social propre et son identité culturelle spécifique s'y trouvent, mieux qu'auparavant, mis en valeur".
En septembre, le Roi se rend à la maison communale de Chaudfontaine afin de s'incliner devant la dépouille mortelle du ministre d'Etat et président du PRL Jean Gol, et présenter ses condoléances à sa famille. Quelques jours plus tard, il reçoit en audience le président intérimaire du PRL Louis Michel.
La lutte contre le racisme et la xénophobie est un combat qu'Albert II mène sur le long terme. Ainsi en 1995, il reçoit en audience Aziz Charkaoui (l'un des premiers échevins belges d'origine étrangère), Anita Gradin (commissaire européenne responsable notamment de la politique d'asile et d'immigration) et Johan Leman (directeur du Centre pour l'Egalité des Chances et la Lutte contre le Racisme). Lors d'une rencontre avec les bourgmestres de notre pays en avril, il leur fait une proposition concrète : "Dans les grandes villes où l'immigration a été importante, il est recommandé d'augmenter la présence d'allochtones dans les forces de police. L'expérience d'autres pays montre que cette mesure contribue à long terme à plus de sécurité et à une meilleure entente entre les communautés d'origines différentes".
Dans son discours de Noël 1995, le Roi encourage les Belges à faire preuve d'ouverture vis-à-vis des autres communautés : "Dans notre pays, il y a une manière spécifique d'être solidaire, c'est de marquer de l'intérêt et du respect pour ceux qui appartiennent aux autres communautés. S'intéresser à la culture de l'autre, à son histoire, apprendre sa langue, nouer des liens personnels dans les autres communautés, sont autant de formes de solidarité et de tolérance. N'est-ce pas cela faire preuve de civisme fédéral au quotidien? C'est important à une époque où un peu partout, devant les difficultés économiques et sociales, chacun a tendance à se replier sur soi".
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Et bien les régions auront encore plus d'autonomie (dixit Elio di Rupo) et la Belgique va encore changer de configuration, en espérant que ça sera pour le bien de tous.
RépondreSupprimerMerci pour cette série sur le rôle politique du Roi: conseiller, avertir ou mettre en garde, suggérer.